L'enfance, dans les Illuminations

Ça tombe bien car, le mois dernier, ce fut l'anniversaire d'un grand poète du XIXe siècle : Rimbaud. Ce dernier est principalement connu pour ses poèmes en vers notamment avec « Le dormeur du val », « Voyelles » ou « Le bateau ivre ». Or, ce génie du vers ne s'est pas arrêté là, et avant qu'il ne cesse d'écrire, il a rédigé, dans un dernier élan de souffle poétique, des poèmes en prose incarnés par ses ultimes recueils Une saison en enfer et Illuminations. Ces recueils de poèmes connaissent une densité poétique fulgurante et sont l'acmé du symbolisme dans la poésie de Rimbaud. Cependant, peut-être parce que cette prose est moins facile à dompter par la mémoire des écoliers ou car cette condensation d'éléments rend la lecture un peu moins accessible, ils semblent être moins connus ou moins lus par le grand public.
Alors, aujourd'hui, redécouvrons un poème des Illuminations de Rimbaud, sa dernière œuvre. Mais tout d'abord, penchons-nous sur ce que veut dire ce titre.
Qu'est-ce qu'une illumination ? Est-ce une révélation ? Un éclat de lumière ? Une vérité qui vient ? C'est ce qu'on pourrait croire à première pensée. Cependant, le sous-titre de l'œuvre est « painted plates » qui veut dire « assiettes colorées » en français. Ainsi, on en déduit que le titre doit s'entendre au sens anglais, et que les illuminations sont à rapprocher d'enluminures (qui se disent illuminations en anglais). Les enluminures, ce sont les décorations qui ornent un manuscrit et qu'on peut retrouver dans les lettrines du Moyen Âge, par exemple. Ainsi, les Illuminations seraient de colorés décors et représentations, mais vus par l'œil du poète, le voyant, et donc éclairés sous un nouveau jour. Le titre clarifié, nous pouvons dès à présent parler du poème mis à l'honneur aujourd'hui : « Enfance ».
Enfance
« Enfance » est un long poème en prose composé de 5 parties. Admettons qu'elles soient 5 enluminures différentes qui se succèdent et qui ont pour ponts des thèmes et des impressions communs.
« La fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge »
La première partie s'ouvre avec un personnage atypique. Une jeune fille, l'enfance elle-même peut-être, court sur des plages. Elle est libre, sans parents, et au rythme de son être et de ses pas se rejoignent différents mondes. Elle, « mexicaine et flamande » plonge ses pieds dans les vagues grecques, slaves et celtiques. En outre, elle fait aussi le lien entre le monde de la forêt, qui évoque le sauvage et l'aventure, et la mer, plus proche du « clair déluge ». Ce décor, sans transition, est par la suite suivi d'un autre avec de jeunes dames « enfantes et géantes », donc petites et grandes, qui semblent avoir une allure moins onirique que la jeune fille à lèvre d'orange. Elles sont jeunes mères, elles sont sultanes et princesses, mais pourtant, ces statuts ne provoquent qu'un terrible ennui à Rimbaud : « quel ennui, l'heure du « cher corps » et « cher cœur » », dit-il. Cette répétition du mot « cher » accentue la caricature de ces dames, qui ne sont que « doucement malheureuses ». Leurs bijoux sont même sur le sol, ce qui peut paraître étrange voire grotesque. On peut alors imaginer une opposition entre cette enfance onirique et ces dames ennuyeuses dans cette première partie. Mais peut-être est-ce l'inexorable devenir de l'onirique fille ?
« C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers »
La deuxième partie, quant à elle, parle de l'absence, ou plutôt des absents. On passe donc de l'ennui à l'absence. Le poète énumère une liste de cas où l'être n'est pas : la petite fille est morte, la jeune maman est trépassée, les vieux sont enterrés, l'auberge est vide, le château est à vendre, les loges sont inhabitées. Rien n'est, et rien n'est à voir. Plutôt, rien n'est plus, tout a été et seule la nature demeure. Les fleurs sont dites magiques et les insectes y bourdonnent, les bêtes circulent. Rimbaud ajoute pour conclure avec cette partie que « les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes ». Le ciel, ainsi, pleure la mer. C'est une partie qui a pour thèmes la tristesse, le regret, l'absence et le passé. Par ailleurs, le texte peut être lu sous un angle autobiographique. Cet abandon des gens, des lieux, des paysages, cette solitude lancinante représente peut-être ce qu'a connu Rimbaud et qui l'a poussé à sortir de l'enfance.

« Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir »
La troisième partie s'ouvre avec le bois, qui était déjà présent sous forme de forêt dans la première partie. Il y a donc le retour de cet aspect onirique ou mystérieux de la nature. La troisième partie, au contraire de la deuxième, se fonde sur l'instant présent. L'anaphore d'« il y a » montre l'étonnement de l'enfant sur toutes les choses qu'il découvre dans le monde. Il s'étonne du chant de l'oiseau si bien qu'il rougit, s'étonne de l'horloge qui ne sonne pas, s'étonne de voir des animaux dans une fondrière, croit voir une cathédrale couler dans un lac, observe une voiture qui traîne dans le bois et voit des comédiens. Il y a un véritable bonheur de la découverte et de la trouvaille. Cependant, il ne dure pas, car un sentiment d'exclusion vient aussi, et l'enfant est chassé du bois alors qu'il a « faim et soif », de découvertes, peut-être. Il est contraint de sortir du bois, lieu de mystères, lieu de l'enfance.
« Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer »
La quatrième partie contient une anaphore de « je suis » qui ouvre la première phrase et se consacre aux futurs possibles. L'enfant commence par définir tout ce qu'il n'est pas, toutes ses vocations, mais par un indicatif qui incarne la réalité de ses rêves. Il est alors, avant tout, saint, savant, voyageur et contemplateur. Ce qui est paradoxal, c'est que Rimbaud, ou l'enfant, écrit au conditionnel ce qu'il est réellement, un enfant abandonné, qui doit avancer et qui craint une fin du monde à l'issue de cette errance.
« Je suis maître du silence »
Enfance est donc composé de 5 petits dessins de souvenirs qui forment une grande enluminure, une grande illumination.